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  • Accueillir la fragilité

    J’ai participé cet après-midi à une conférence de Carême dans le cadre d’un cycle dont le thème était l’accueil de la fragilité. Aujourd’hui, il s’agissait d’évoquer la fragilité sous l’angle de la migration, mais en axant notre propos sur notre foi. J’ai parlé après le témoignage d’Anthony et de sa femme tous deux chrétiens bangladais, d’Anaïs et de ses deux filles, arméniennes. Ces cinq personnes sont en situation régulière, réfugiées politiques et membres de communautés chrétiennes de paroisses châlonnaises. Elles ont pu dire comment la pratique religieuse catholique, même pour des chrétiens de rite oriental, les a aidés à surmonter l’épreuve de l’attente des papiers et même à s’intégrer. J’ai également parlé après Yves Ragetly, Président du Secours Catholique de la délégation Champagne-Ardenne qui a apporté l’éclairage important d’une association dite institutionnelle, en mettant en valeur à la fois les questions que pose l’arrivée des migrants sur un plan politique, et l’inconditionnalité de l’accueil que les chrétiens leur doivent. Il a dit combien cette rencontre avec les migrants de Châlons lui avait permis de changer son regard. Pour ma part, j'intervenais comme militante du Réseau Education Sans Frontières.


    Je commencerai par un hommage particulier, un hommage à Emmanuel S. Emmanuel est arrivé en France le 4 octobre 2013. Il a fui le Nigéria à l’aide de passeurs à cause des agressions des chrétiens par les islamistes de Boko Haram. Rappelons que le 7 janvier 2012 les chrétiens du Nigéria dénonçaient un nettoyage ethnique et religieux systématique et prévenaient qu’ils allaient mettre en œuvre « les moyens nécessaires pour se défendre face à ces tueries insensées ». Le moyen qu’a trouvé la famille d’Emmanuel c’est de permettre à ce fils brillant qu’ils pressentaient sans doute potentiellement rebelle, de fuir et de construire ailleurs son avenir. Quels parents français ici pourraient jeter la pierre à ces parents nigérians ? Emmanuel est arrivé le 3 octobre en France et le 4 à Châlons.


    Emmanuel a un acte de naissance qui indique qu’il a 17 ans. En tant que mineur, il a été pris en charge par les services de l’Aide Sociale à L’Enfance du département et  a passé trois mois au foyer de l’enfance où la procédure d’accueil a été suivie : ayant effectué des tests au CIO, on avait constitué un dossier pour qu’il intègre la mission générale d’insertion à Oehmichen. Mais voilà…


    Voilà : le suspectant déjà d’être majeur, les services de l’ASE n’ont pas fait le nécessaire pour le scolariser. Et fin décembre, il a dû effectuer une radiographie osseuse à l’hôpital qui a défini avec un degré de fiabilité on ne peut plus faible, sa majorité. Le 3 janvier, Emmanuel, avec ses valises, était donc jeté à la rue sans solution d’hébergement avec la seule consigne de faire le 115 ; à la rue où nous l’avons récupéré, sombre, révolté, désespéré.


    Trois mois plus tard, la juge des enfants a décidé de replacer Emmanuel sous la tutelle de l’ASE, mais les finances du CG sont à sec et il n’y a plus de place au Foyer de l’Enfance : on a donc remis Emmanuel dans un hôtel qu’il connaissait déjà pour y avoir séjourné durant la période de latence, en lui indiquant qu’un éducateur viendrait le voir une fois par semaine et qu’une personne ramasserait son linge deux fois. Nous avons demandé quand il pourrait être scolarisé puisque c’était son vœu le plus cher. On nous a répondu que le CG s’occupait des prises en charge à 100% et que cela serait fait sans délai.


    Trois semaines après l’audience, aucune présence réelle et efficace d’un adulte accompagnant, aucune piste de scolarisation. Un matin, Emmanuel a pris ses affaires et a quitté la chambre d’hôtel pour se rendre ailleurs en France, loin de nous ; des amis l’ont aidés à faire ça, et malgré tous nos appels, textos, supplications, raisonnements, il ne reviendra pas...


    J’ai raconté cette histoire, l’histoire d’Emmanuel, parce que je ne l’oublierai jamais, mais j’aurais pu raconter celle d’Hovanes expulsé en Arménie le mois dernier alors que sa mère est enterrée en France, à Châlons, au carré des indigents, j’aurais pu raconter celle de la famille Kameri reconduite en Hongrie l’été dernier parce qu’on leur avait extorquée une demande d’asile sous la contrainte dans ce pays-là, j’aurais pu raconter l’histoire des jumeaux Chavidze qui après avoir appris un an le français dans une école de Châlons, apprennent maintenant le polonais dans une école de Varsovie ou d’ailleurs… parce que ces histoires déclenchent en moi à peu près le même type de réactions.

     


    Je vais donc dire maintenant,  comment, moi, je vis ces rencontres en tant que chrétienne.

     

    On m’a appris au caté quand j’étais très jeune, que mon prochain était tout homme, mais on m’a fait comprendre aussi que le plus petit d’entre eux l’était davantage encore. Comme le rappelle le Pape François dans sa lettre à l’occasion de la dernière journée des migrants citant les évangélistes Luc et Mathieu : Marie" mit au monde son fils premier né; elle l'emmaillota et le coucha dans une mangeoire car il n'y avait pas de place pour eux dans la salle commune, plus encore, Jésus, Marie et Joseph ont fait l'expérience de ce que signifie laisser sa propre terre et être migrants: menacés par la soif d'Hérode, ils ont été contraints de fuir et de se réfugier en Egypte. Je ne me protège donc pas de l’empathie que je ressens à l’égard de la personne désespérée qui a dû fuir son pays pour venir ici chercher la paix. J’accueille son histoire, sa frayeur passée, la crainte de l’avenir qu’elle peut formuler par ses simples regards, et de cela je fais le paquet que Dieu porte avec moi, lui qui a accepté de subir les souffrances les plus douloureuses pour m’exprimer son grand amour. Il faut bien que je rende un peu d’amour  à ces gens-là qui sont, par leurs souffrances et le courage de leur fuite, tellement plus grands que moi. Donc, j’écoute d’abord et j’écoute dans l’admiration et dans la compassion, au sens étymologique du terme : « souffrir avec ».  Et parfois, même, je n’écoute pas, il me suffit de voir les petits gosses courir sur la rue Servas  tout crados parce qu’ils n’ont pas pris de douche depuis une semaine, malgré la grande dignité de leurs parents, pour que ça démarre. Parce qu’à ce moment-là, ce n'est plus rationnel la compassion, ça devient épidermique, ressenti dans la chair, et dans les pincements de coeur… Pourquoi se protéger de la grâce des larmes ? Jésus, lui-même a pleuré sur son ami Lazare.


    Et puis, comme on m’a appris aussi un peu plus tard, à l’aumônerie des étudiants, que Dieu a besoin de nous pour agir en d’autres termes qu’ « aide toi le ciel t’aidera », mais surtout que Dieu a choisi la faiblesse pour avoir besoin de nous et nous conférer ainsi la dignité de co-créateurs, je me mets en route pour chercher des solutions : le plus souvent ce sont des solutions de court-terme car la loi française ne nous permet pas d’envisager très loin un processus de régularisation. Alors avec les copains du Réseau, on bricole, on se serre les coudes : on cherche un petit boulot par ici, on exploite une maladie par là, on donne un peu d’argent pour acheter des godasses ou des cahiers aux enfants, on fait à manger pour 60 dans des gamelles scoutes qu’on apporte tous les soirs Rue Servas parce que les gosses qui courent dans la rue ont aussi besoin de manger chaud,  on donne beaucoup d’argent puis ça ne tient plus pour sa propre bourse alors, vu qu’on n’est pas subventionnés, on organise des fêtes pour en récolter pour financer des titres de séjour hors de prix, on met en place des ciné-débats comme celui de demain soir, pour faire avancer des prises de conscience…

     

    On bosse, on se déploie, on se réunit tous les 15 jours pour mieux accompagner. A nous tous, on suit 15, 20, 30 familles. Et je veux dire ici la générosité de personnes citoyennes du monde, qui ne sont pas croyantes ni même chrétiennes. Hier O*** me laissait un message sur mon répondeur : elle et son mari et leurs deux enfants acceptent de continuer à héberger pour une durée indéterminée R***, un autre mineur étranger isolé placé sous tutelle par le juge des enfants vendredi dernier, afin qu’il ne soit pas seul et livré à lui-même à l’hôtel. L’énergie qu’il faut pour tenir…! On se forme, on lit beaucoup, on regarde ce que les autres du Réseau font en France, on suit les évolutions législatives débordantes et toujours plus contraignantes sur le sujet. Et on rame, parce qu’on trouve qu’on travaille un peu seuls, que globalement à Châlons, ça manque de coordination, et que comme notre boulot c’est aussi de faire la mouche du coche parce qu’on n’est pas d’accord avec les lois et qu’on le fait savoir, ben on se sent un peu marginalisés desfois…

     

    Et la grande colère vient : on n’en peut plus de frapper à des portes fermées, de cogner sur des volets qui ne s’ouvrent jamais, on sollicite dans tous les sens, les politiques, les administrations, les collectivités, les associations, les églises, et les réponses sont très rarement, très très rarement à la hauteur de nos espoirs. Et on voit bien sur le Réseau que partout en France, c’est comme ça : on a renvoyé hier en Arménie un père de famille en laissant ici en France sa femme et ses deux enfants, Romani Romoi a failli être expulsé la semaine dernière, il n’a dû son maintien qu’à une grève aérienne, sa mère est malade d’un cancer et soignée à Reims… Et ce matin, Guillaume a été placé de force dans un avion à Roissy, alors que sa compagne, enceinte, le regardait partir derrière les baies vitrées de la salle d’embarquement. Et on voit que les chiffres sont mauvais, que les circulaires du ministère de l’Intérieur se durcissent ; le 11 mars dernier, Valls a recommandé aux préfets d’expulser un maximum de personnes dès la fin de la procédure prioritaire, sans possibilité pour eux donc de déposer un recours.

     

    Donc on se révolte, nécessairement. On se dit que si on n’était rien que deux fois plus nombreux à militer, on avancerait 10 fois plus vite, on se dit que si tous les chrétiens s’y mettaient ne serait-ce qu’un quart d’heure dans une semaine, on déplacerait des collines. On se dit que si tous ensemble, on réclamait des lois plus justes et le respect des droits fondamentaux pour chaque être humain situé sur le sol français, on aurait des chances de faire aussi bien que la Manif pour tous, c'est-à-dire d’obtenir des reculs et des retraits. Il ne s’agit pas d’accueillir toute la misère du monde mais d’en prendre sa part sérieusement, de reconnaître le droit des victimes, de mener les procédures juridique de l’asile correctement pour que les gens au moins soient protégés au retour dans le pays qu’ils ont fui ! Parce que c’est révoltant de toutes parts, à la fin, cette suspicion qui entoure l’étranger considéré à l’OFPRA comme un menteur, à la CNDA comme un affabulateur, à la préfecture comme un fraudeur…

     

    Et cette révolte contre des murs, ceux de l’administration, ceux de l’indifférence, ceux des préjugés malsains, mène parfois au découragement. On perd la foi, oui ! On peut. Et on décide de fermer sa porte à son tour, parce qu’on n’y arrive plus, que ça devient trop lourd de vivre ça à quelques-uns seulement, qu’on arrive plus à en rire avec les copains, ni à prendre aucune distance. On rejette les coups de téléphone demandeurs d’aide, on oublie de rendre les services demandés, on s’isole, on se protège.

     

    Mais renoncer pour un chrétien, c’est à la fois céder au péché d’orgueil et de paresse. Alors, il faut demander à Dieu de venir au cœur de ce désert, irriguer de sa source la grande sècheresse de la fatigue que l’on ressent. Et quitter ses vieux habits pour prendre exemple, vraiment, pour prendre, sans fard et sans faux activisme compulsif ou démonstratif, les pauvres vêtements du migrant, de celui qui quitte sa terre pour aller demander ailleurs des raisons de vivre et d’espérer. « Et l'Éternel dit à Abram : Va-t-en de ton pays, de ta famille et de la maison de ton père, au pays que je te montrerai ; et je ferai de toi une grande nation ; je te bénirai et je rendrai grand ton nom. Tu seras une bénédiction : je bénirai ceux qui te béniront ; et celui qui t'injuriera, je le maudirai ; et toutes les familles de la terre seront bénies en toi. Et Abram s'en alla comme l'Éternel le lui avait dit, et Lot alla avec lui. Abram avait soixante-quinze ans quand il sortit de Charan. » Il faut péleriner et tourner ses pas vers Dieu au creux du manque, au cœur du vide, traverser le désert pour comprendre, dans l’unique but d’aimer encore, plus et mieux. Traverser et passer de l’autre côté du Carême…