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Demain, ça ira mieux... (Un autre récit d'amour et de colère)

Il avait trouvé mon adresse mail dans l’Hebdo du vendredi en mars, suite à un article sur le parrainage, alors il m’a écrit en m’expliquant qui il était et l’interminable attente de la réponse sur sa minorité et l’issue de l’évaluation de l’ASE. Style et orthographe quasiment impeccables. Nous avons échangé quelques mails où je lui expliquais pour ma part que je ne pourrais rien faire avec lui ni pour lui avant qu’il ne sorte du dispositif institutionnel. Le 11 avril, invariablement, c’était chose faite et notre première rencontre a eu lieu dans ma voiture pour préciser davantage encore la nature de notre accompagnement et des démarches que nous pouvions engager. Il m’a rappelée le jour suivant de l’hôtel où le 115 l’avait hébergé entre temps : il acceptait qu’on marche ensemble.

Le lendemain, je l’ai emmené à Reims assister à une réunion des Etats Généraux des Migrations, parce que je voulais profiter du temps des trajets pour l’entendre parler de lui. Je travaillais à l’époque sur De Rêve et de papiers, le livre de Rozenn Le Berre pour ma classe de 3ème et préparais une rencontre pour elle avec des jeunes migrants. Je l’observais plongé dans sa lecture durant la réunion. Au retour, après un arrêt reconstituant au Burger King où, volubile, je lui ai infligé la bande-annonce de Passeurs, je lui ai laissé mon ordinateur portable à l’hôtel afin qu’il écrive son récit de vie. J’avais pu m’assurer qu’il n’avait aucunement besoin de moi pour le faire et le lendemain, je récupérais un texte cohérent et construit que nous avons déposé le jour-même au tribunal pour enfants.

L’histoire est simple : celle d’un jeune Ivoirien plutôt privilégié, élevé par une mère aimante qui devient soudain défaillante, ayant perdu sa situation. Le drame de la fin anticipée et contrainte d’une scolarité brillante. Le ressentiment mauvais, adolescent, qu’il se reproche aujourd’hui, à l’égard de cette mère malade. La délinquance, les rapines, la vie de bande. Jusqu’à la proposition qu’on lui fait de partir. Un type qui a remarqué son intelligence et qui l’encourage à miser. Le voyage, les horreurs de la route, l’arrivée en France, Paris, Reims, Châlons et les délires de l’ASE… Sans cette indéfectible ironie par laquelle il met une distance protectrice avec ce qu’il dit de lui, sans cette extraordinaire capacité d’observer les autres et de sentir spontanément s’il peut foncer, il serait mort, je le sais.

Le 22 juin, à l’audience du TPE, ma seule consigne avant qu’il n’entre dans le cabinet de la juge : « Tais-toi ! Ne dis rien et laisse ton avocate parler ». Sa maturité est suspecte en effet, et son mode ironique l’est encore plus. Gouailleur, provocateur, persifleur, il est exaspérant d’assurance. Mais il m’a conquise : je suis devenue dans sa bouche sa « coccinelle » ; pour riposter, je l’appelle plus souvent « moustique » que « papillon », on se marre trop ! Depuis avril, il dévore des tas de livres, je l’emmène au ciné, au spectacle, il me taxe des thunes pour ses recharges de tél, pour des kébabs, je le fais parrainer par la journaliste de l’Hebdo qui a écrit l’article de notre rencontre, il vient dans ma classe avec d’autres pour parler de son parcours et je l’invite à la radio pour évoquer entre autre le livre de Rozenn. Il me donne envie de faire une émission régulière de Couleurs du monde sur la littérature africaine.

Le 6 juillet une ordonnance de placement le confie à l’ASE jusqu’à sa majorité. Nous avons gagné mais cette victoire est inquiète car je sens intuitivement que son intelligence va souffrir de ce retour au bercail administratif.

Nous avions engagé ensemble courant mai les démarches pour qu’il soit scolarisé. Son rêve : devenir expert-comptable comme son père décédé et ouvrir son cabinet un jour au pays. Il a le niveau et le choix : passer par le bac pro ou tenter la filière générale. Nous en parlons. Je le pousse bien sûr. Il choisit la seconde générale. J’écris un mail à la DSDEN pour mettre en avant ce profil qui me semble exceptionnel et nous décrochons par téléphone en juin une promesse d’affectation pour la rentrée de septembre dans un lycée châlonnais.

Entre temps, il est replacé et je pressens le gâchis. D’abord parce que l’ASE qui favorise les filières courtes, n’inscrit pratiquement aucun jeune en lycée général. Et puis, pour ce qui tient de craintes exprimées plus haut : outre le fait que des associatifs honnis aient été à l’origine de son replacement, son insoumission le défavorisera. Je ne me suis pas trompée et ce texte veut rendre compte de la maltraitance dont il a été l’objet.

Demain nous serons le 10 janvier 2019. Demain soir, il ne dormira pas au foyer. En effet, demain, il a 18 ans et se retrouvera à la rue. Il n’a pas obtenu de contrat jeune majeur qui accorde une prise en charge jusqu’à l’obtention du diplôme. Mais comment aurait-il pu faire la demande de ce contrat puisqu’il n’est toujours pas scolarisé ? 8 mois après que des associatifs bénévoles lui ont ouvert les portes de la maison « Education Nationale » en lui faisant passer les tests de niveaux qui ont permis d’identifier d’indéniables capacités intellectuelles et de le projeter dans un avenir étudiant et professionnel, il n’est toujours pas rentré dans une salle de classe. Les cours de maths qu’il aura pris depuis mai avec un enseignant en retraite, les bouquins récapitulatifs du programme de 3ème qu’il s’est enfilés cet été, les photocopies travaillées des cours du 1er trimestre de la classe de seconde 2 où il devait rentrer en novembre, n’ont encore servi à rien. On l’a envoyé en octobre faire un stage dans un restaurant pour qu’il démarre un apprentissage en cuisine. Lorsque nous avons fait pression en novembre pour que l’ASE signe enfin le papier d’inscription au lycée de Châlons où il était affecté, ses responsables ont opportunément décidé de transférer le jeune dans un autre foyer, à Reims où le changement d’affectation a encore mis un mois et demi à être effectué.

Que dire ? A part témoigner de ce parcours et pleurer sur notre impuissance. Des nourritures intellectuelles, il en a reçu d’énormes depuis que nous nous sommes croisés, mais sans école, elles ne valent rien sur ce chemin de survie où il est engagé. A 17 ans on peut encore entrer en seconde, à 18 ans, c’est trop tard, il va lui falloir choisir autre chose que la voie générale. Sans formation, pas de papiers ; la préfecture a estimé ses documents non recevables et il n’a de toute façon aucun élément probant pour demander un titre étudiant.

Demain il a 18 ans et le seul avantage de sa majorité c’est qu’il va pouvoir accomplir la formalité dont il rêve depuis qu’il a quitté la Côte d’Ivoire à l’âge de 16 ans : il va aller s’inscrire tout seul au lycée. La suite est incertaine sur presque tous les points sauf sur le fait 1) qu’on ne le lâchera jamais et 2) que cet engagement n’apporte aucune garantie, sauf celle de l’amour qui n’est pas tout à fait rien dans le monde tel qu’il devient.

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