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  • Récit de tous ceux qui viennent ici pour vivre en paix

    Texte écrit pour la mobilisation du Samedi 28 Janvier

    Un jour, la vie est devenue si dure qu’on décide de tout vendre, de dire au-revoir aux parents et amis et de partir peut-être pas pour toujours, mais le temps que cela se calme. Vous ne pouvez pas comprendre, on ne peut plus tenir : on nous a dépouillé, on a brûlé notre épicerie en emportant la caisse, on nous a obligé à quitter notre pays parce qu’il y a eu la guerre, on a vécu dans des baraquements en tôle dans un camp de réfugiés, là où les enfants sont nés, ils ont tellement mal mangé au début qu’ils ont les dents tout abimées, et des petits corps déjà fatigués ; on a vu tuer près de nous par des groupes nationalistes, le voisin qui faisait depuis deux ans les marchés le même jour que nous ; on nous a insulté parce qu’on ne nous a pas donné la bonne religion, parce qu’on n’est pas de la bonne tribu, parce qu’on est tombé fou amoureux d’une femme d’une religion différente de celle qu’on a reçu ; dans le bus, on a sorti un couteau devant notre fils de trois ans en menaçant de nous le planter dans le ventre ; on a jeté des pierres à travers nos fenêtres, nos femmes en ont plein les poches parce qu’elles se font régulièrement suivre dans la rue ; nos voisins étaient des terroristes, la police a cru que nous aussi, nous étions de la bande, on nous a enlevé, on nous a torturé, on nous a fait chanter, alors on a craqué, on a donné des noms : ce n’étaient pas les bons, mais au moins, on a pu revoir celle qu’on aime, la serrer dans ses bras, on n’a pas pu oublier ça, la trahison. Oui, on a porté plainte, on est allé à la police là-bas, mais ça s’est su, alors on a été encore plus traqués, plus harcelés, on nous a menacés de mort, on nous a attendu au carrefour, on nous a frappé, laissé sur le sol pour mort, on a des séquelles de ça encore, on a essayé de kidnapper nos fils, on nous a fait baisser la tête, honteux de nos faiblesses, devant nos femmes, incapables que nous étions de les protéger, elle et nos enfants. Et la police n’a rien fait, on le savait qu’on serait broyés pour cause de paix sociale, elle ne se fâche pas avec la mafia, ni avec les nationalistes, ils ont des armes, et des appuis étrangers, on n’a pas fait le poids, on n’a pas fait le poids.

    Alors on a tout quitté et on est partis au pays des Droits de l’Homme, dans un camion conduit par un type qui nous a pris tout ce qui nous restait ou qu’on avait récupéré à droite à gauche chez des parents, des amis, désolés de nous voir si désespérés, si menacés, on a donné tous les bijoux, ceux qu’on gardait pour doter nos filles, ceux qui venaient de loin dans la famille, on s’est endettés à vie pour quitter cette misère. Le passeur, on l’a laissé droguer les enfants pour qu’ils dorment les deux jours du trajet, il dit que sinon, il ne les emmène pas ; on a traversé trois, quatre pays, sans sortir, le cœur inquiet, plein d’un espoir un peu dingue. Et puis en sortant du camion, on nous a donné dix euros et on nous a dit de répéter ça, on ne sait pas trop ce que ça veut dire, ce sont les premiers mots de français qu’on aura jamais prononcé : « je demande l’asile ». On dit ça dans la rue à des gens qui nous emmènent devant la préfecture, on entre, ça y est, tous les drames sont derrière, on va pouvoir souffler. On ne demande pas grand-chose, d’ailleurs on nous dit vite à la Croix Rouge qu’on est en procédure prioritaire, qu’on a droit à rien, mais on s’en moque, parce qu’on n’aura plus peur, et qu’on pourra marcher dans la rue sans être suivis, et que nos enfants vont sourire, et qu’ils pourront dormir tranquille et aller à l’école, enfin !

    Mais voilà, huit mois plus tard, ça recommence ! Une dame est venue nous voir : elle a dit qu’on n’a pas eu de papiers, qu’on n’a plus le droit de rester, soit on accepte le retour volontaire et on part avec plein d’argent (1000, 5000, 6000 euros, selon notre origine ethnique) et on en aura un peu plus si on veut rouvrir un magasin là-bas par exemple, soit la police va venir, nous arrêter et on partira sans rien du tout et même un peu violemment, elle dit que c’est traumatisant pour les enfants, qu’il vaut mieux être gentils et partir gentiment avec l’argent. On lui a répondu qu’on avait peur de la guerre, de la mafia, que là-bas, ils nous retrouveront, que de toute façon, on est de nulle part, qu’on est rien pour personne là-bas, qu’on va à nouveau se faire harceler pour notre origine, notre religion, que nos parents ont été eux-mêmes victimes de ceux qui nous poursuivent depuis qu’on est partis, qu’on a reçus plusieurs convocations de police là-bas. Et puis, on ajoute qu’on a fait un recours à l’OFPRA, qu’il faudrait au moins attendre la réponse, que si elle est positive et si on a l’asile, on lui donne autant d’argent qu’elle nous en a promis pour le retour volontaire, tellement on sera heureux, on l’invitera à la fête, on boira à sa santé, mais elle ne comprend pas, elle ne sait pas ce que c’est que la guerre, que la peur, que la honte de ne pas pouvoir protéger sa femme qu’on aime, ses enfants qu’on voudrait tellement laisser là parce qu’ils sont heureux, qu’ils sourient comme jamais, elle ne sait pas ce que c’est que la colère face aux autorités qui ne protègent pas. Elle fait son boulot d’autorité à elle, celui pour lequel elle est payée, elle fait appliquer la loi, la loi d’un pays qui est un Etat de droit, peut-être sait-elle déjà que l’OFPRA dans sa rapidité à nous juger dira NON. Elle ne répond rien à ça. Elle s’en va : on ne sait pas vraiment combien de temps on a pour choisir, mais on ne peut pas choisir. La seule chose qui change, c’est l’argent. On retourne avec ou sans. On sera malheureux, mais il y a l’argent. Alors on réfléchit, on ne dort plus, on discute des heures avec la femme qu’on aime, on tourne des heures durant le problème dans sa tête. On appelle les frères, les amis, on tourne, on crie, on pleure, les enfants ne dorment plus non plus, plus personne ne mange, ils ne vont plus à l’école alors qu’ils adorent l’école, ils sont malades du stress de leurs parents, on sursaute à chaque coup de sonnette dans la terreur de voir arriver les policiers parce qu’on n’aura pas répondu ou pas assez vite …

    Ca c’est l’histoire banale de plein de migrants demandeurs d’asile ordinaires. Ca c’est le récit par éclats de tous ceux qui croient venir ici pour vivre en paix.

    Ils en sont là aujourd’hui les parents de Floriana, Driton, Nedzmija, Elmedina, Mohamed, Meriem, pris dans les rets d’un dilemme impossible à trancher.

    Il y a 15 jours, c’étaient ceux de Blendi et Blendon qui n’ont pas accepté assez vite de repartir et qui ne se sont pas cachés, parce qu’ils sont trop honnêtes et trop dignes : on les a montés de force dans un avion pour retrouver au Kosovo, huit mois plus tard, les mêmes agresseurs, les mêmes ennuis, les mêmes affreuses angoisses.

    La France les renvoie, la France ne les croit pas, la France jette la suspicion et le doute sur chacune des histoires de migrants. Motif de rejet de la demande d’asile : la dangerosité des menaces n’est pas prouvée, ils n’ont pas fait la preuve que les autorités de leur pays ne pouvaient pas les protéger. Mais il suffit de faire revenir deux minutes chez les enfants les souvenirs de la vie d’avant : les mots qu’ils emploient pour la dire en français, qui aurait pu les leur graver aussi profond dans le cœur, les leur apprendre par cœur ? Ce sont des horreurs que des enfants de trois ans, de cinq ans n’inventent pas !

    Qui un jour pourra reconnaître leurs droits bafoués là-bas ? Qui un jour pourra reconnaître leurs droits, méprisés ici ? Droit à être reconnus comme victimes et droit à obtenir réparation, droit à être accueillis et respectés comme êtres humains, droits d’intégrer une communauté qui les accepte, droit de prendre leur vie en main, de décider par eux-mêmes si c’est le moment de repartir au pays qu’ils ont quitté seulement parce qu’ils y étaient obligés. Droit de faire des projets d’avenir pour leurs familles et leurs enfants. Droit de vivre en paix dans la dignité et entourés.

    Nous qui les connaissons, qui les entourons déjà et à qui on ne fait pas confiance pour juger, parce que nous sommes des gauchistes ou des allumés, nous reconnaissons, nous, ces droits que la France ne respecte pas. Nous refuserons de laisser nos amis céder au chantage infâme du retour volontaire, qui n’a de volontaire que le nom ! Nous refuserons que les uns partent ! Nous nous battrons pour que les autres reviennent ! C’est le sens aujourd’hui de notre chaîne humaine.